Cher fleuve, comment fais-tu? À te laisser sans retenue aller tantôt ici, tantôt là, couler dans la direction qui s’impose à toi. Tu contournes cette roche et ces rochers, tu y glisses ton poids, sans chercher à changer ton cours. Sans chercher à comprendre pourquoi.

Nous, êtres humains, on n’aime pas changer. On ferait tout, pourvu de ne pas sortir de notre zone de confort — même si c’est un travail qu’on n’aime pas, une relation dysfonctionnelle, un logis qui nous est serré. Ce n’est pas qu’on aime cet inconfort, mais souvent on le préfère, car il est encore moins effrayant que la possibilité de changer, de se remettre en jeu. Parce que, que pourrait-il arriver, alors?…

Toi, tu te laisses te modeler. Tu n’opposes aucune contrariété au fait de devoir tourner, t’arrêter, te refaire en ondulations. Tu te moules à la réalité. Tu t’y abandonnes. Peut-être parce que ton essence est déjà claire, indiscutable… 

Ici, dans ce carré d’eau devant moi, jamais plus ne passera le même fleuve, jamais. Celui qui circulera dans ce bout de monde sera toujours renouvelé, différent. L’eau ne sera plus pareille, ni sa composition, ses vagues. Panta rhei, disait Héraclite : tout passe. Toi, tu coules.

E tu deviens quelque chose de différent, mais sans savoir quoi. Tu te transformes en vivant le changement uniquement. Tu ne vis pas en espérant t’offrir à l’océan : tu existes dans chacun de tes mouvements.

Et cela me fascine, comment à la fois tu occupes tout le terrain et te laisses transformer par lui. 

Nous encore, êtres humains, on a appris à opposer une résistance quand cela ne va pas selon nos plans. Car on tient beaucoup à nos plans. On a des désirs, des ambitions, des attentes quant à comment les choses devraient vraiment se dérouler. On dirige le cours tant que possible, et quand on perd le contrôle, on s’irrite; et quand le cours veut s’en aller ailleurs, on le retient. Et on retient encore. On ne fait pas confiance.

Et à force de retenir, on se fait consommer. Comme les parois de ton lit, qui se font excaver et dissiper par ta force indomptable, par toute la vie qui est en toi, dans ce nécessaire changement. Il n’y a ni bon ni mauvais : tu poursuis, incarnant ce que tu es dans chacune de tes gouttes, dans chacune de tes arabesques, sans fanfares. 

Tu m’apprends cette permission que nous pouvons offrir à la vie. Ce permettre d’être, de se réaliser, de se développer, sans vouloir prédire ou gérer. En laissant les situations difficiles évoluer, le temps passer sur les plaies, les gens écouter leurs mensonges, ou le fruit de notre intégrité éclore. 

Permettre peut aussi signifier recevoir, au lieu de toujours pousser vers l’extérieur. Recevoir ce que l’existence nous réserve en vérité. C’est, oui, un acte de confiance, mais aussi d’ultime puissance : car, comme le fleuve, on peut rester qui on est vraiment, peu importe les rugosités et les cisaillements externes, peu importe le débit de notre fougue ou le tressage de nos désirs. 

Et il y a une forme de joie dans ce laisser aller, ou laisser être, une forme de contentement dans cette confiance, d’enthousiasme dans cette surprise : comme si on se retirait de la scène et on observait en spectatrices émues, sachant que la pièce va continuer de changer, que l’histoire n’est qu’une illusion, que notre essence en connaît plus et depuis plus longtemps.

Fleuve, c’est tout ce que tu désires : devenir toujours toi-même, dans un déploiement ininterrompu, inconditionnel, exprimer sans cesse les qualités innées de chacune de tes gouttes. Ta volonté derrière ton flot incessant est toute simple, évidente : être toi. 

Libre, ton flot se laisse modeler par le monde.

Libre, tu découvres ton cours chemin faisant, comme un enfant.

C’est l’abandon total de tout combat, l’acceptation apaisée de toute destinée. Et il y a un grand repos dans cet écoulement sans retenue — c’est peut-être pour cela qu’on l’appelle lit.

Ce message se trouve aussi dans l’espace sonore du balado Le pouvoir des mots, sur Spotify, YouTube et Apple Podcast.

Crédit photo: Photo de Amie Roussel sur Pexels.com